“Mon travail de portraitiste m’a appris que la véritable rencontre avec l’autre ne peut se faire dans le champ de la seule nature, qu’elle va bien au-delà du contact physique des corps nus dans le somptueux jardin des sens et des délices, et que nous avons besoin pour cela de cet autre lieu nommé culture, ce jardin du Sens où des êtres parlants
peuvent se rencontrer, se dévoiler et s’accomplir à condition de respecter l’interdit d’identité qui les garde de toute confusion et de toute honte.
Le travail du peintre-portraitiste n’échappe pas à cette loi fondamentale de l’interdit séparateur entre soi et l’autre, puisqu’il requiert au contraire cette forme de séparation qui offre au peintre la présence souveraine d’un modèle indispensable à tout travail de création. Le modèle n’est donc pas seulement ce qui restera sur la toile une fois le travail terminé. Il est d’abord ce qui nourrit l’oeil et guide la main du peintre au travail, il lui découvre son aptitude à désirer patiemment cette présence, son art de jeter longuement la
sonde dans l’ombre sans jamais renoncer au dévoilement final de ce qui émergera par le patient travail du pinceau et des couleurs. Il est celui avec lequel il peut enfin imaginer une véritable figure de l’humain en ce monde et poursuivre son voyage vers son désir inconnu.
Non, ce n’est pas rien d’être là, ce n’est pas rien cette présence silencieuse du modèle qui peut être reconnu sans être connu, qui vaut bien davantage que l’image photographique qu’on peut tirer de lui, dont le moindre fragment de vie contient tellement de sens et de beauté que les longues heures de travail attentif du peintre n’en
épuiseront jamais la richesse. Cela passe nécessairement par la confiance et le don, par le refus de faire honte, par la reconnaissance mutuelle de deux sujets dans un rapport d’ombre dont le respect de l’humain constitue la composante essentielle. Le portrait qui sortira de cet obscur échange inspirera amour et confiance. Il agira sur le spectateur comme le révélateur d’une beauté secrète et intense à laquelle aucun objet créé de ce monde ne pourra jamais atteindre.”
(publié par Daniel Moline sur Arts et Lettres le 2 juin 2017)